LA CULTURE CONCRÈTE

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Propos concrèt : table ronde « La musique concrète en mouvement » organisé par Paysaginaire le 21/11/98 à Paris © Roland Cahen

Un cédé audio a été publié à compte d’auteur et tiré à 50 exemplaires avec une jaquette originale de Fulvia Nicolini Réalisée à l'occasion d'un débat organisé dans le cadre des activités de l'association Paysaginaire sur l'actualité de la musique concrète pour la célébration de son 50ème anniversaire, cette pièce s'inscrit dans la série de mes essais de pensée concrète entamée à Bourges en 1995. Il s'agit ici d'un propos et d'un questionnement autour du renouvellement culturel induit par les nouvelles méthodes de création des contenus. Le fond y rejoint la forme. L’esprit concret déborde très largement la musique du même nom et devient une culture, de plus en plus importante, à l’échelle de l’iconographie, de l’oral et de l’écrit. J’espérais naïvement qu’un tel propos soufflerait un vent nouveau sur le ghetto de ces concerts, où le public n’est composé le plus souvent que de compositeurs, que le débat qui s’en suivit marque un tournant et une renaissance pour l’art des sons et la musique électroacoustique que j’aime tant. En fait, il tourna, mais seulement au vinaigre. On faillit en venir aux mains ; c’est ça la musique concrètement.

Avec Roger Cochini, Gérard Milhès, Judith Rochfeld, Jean-Louis Baverel, Pascal Marchand, Ruth Sefton-Green, Tobias et Gabrielle.

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Transcription partielle :

(extrait d'un poème de Gherasim Luca : "LA CONTRE CRÉATURE… TROISIEME CONGRESSISTE : NOUS PROCLAMONS LA FUSION DU VERBE ET DE LA VISION…)

Définir l'idée concrète

Faire la musique ou du sens non plus sur un instrument, non plus sur le substrat abstrait de la partition à exécuter, mais en manipulant et en assemblant des sons concrets (les sons eux-mêmes) via un support d'enregistrement : réalisé ainsi (concrètement) des œuvres à faire entendre par des hauts parleurs.

Être à tous les postes à la fois, maîtriser toutes les dimensions de l'œuvre, de la création des sons à la diffusion du morceau, repasser sans cesse de la réalisation à l’écoute et modifier à l’oreille jusqu’à obtenir le résultat définitif.

2 Propriétés particulières :

1 particularité du travail sur support : Je ne module pas le son de mon instrument en direct, mais j’utilise les propriétés du support, des techniques et des outils, à la fois pour construire et pour faire sonner comme je peux ; d'où l'apparition de nouvelles particularités et de limites inhérentes à ses moyens mêmes. Je taille et j'ordonne des objets sonores, c’est-à-dire des bouts de support, des adresses de lectures, (réelles ou virtuelles). Je gère l'aspect et le résultat de l'ordonnancement des sons.

2 vécu du son capturé puis manipulé : -Une fois fait, l'objet son est rigide dans sa boîte et lui sont quasi irrémédiablement attachées un ensemble de conditions particulières, son origine, ses qualités, ses accidents…En ce sens, il n'est ni une abstraction, ni un modèle mais la chose même ; concrète : la phonographie d'un instant vécu du son, en un lieu et dans un contexte unique.

Nous sommes donc dans un champ de manœuvre des ambiguïtés ; entre le document capturé et la fiction synthétisée. Entre la vision et le verbe. L’icône et le récit ou le propos.

Ces deux propriétés sont le plus souvent qualifiantes pour le style musical ainsi obtenu. L'oreille y remarque des procédures typiques atypiques : montages, traitements repérables, transposition, granulations et tous les autres procédés qu’aujourd’hui nous connaissons presque tous. De plus, chacun reconnais au premier instant la nature propre d’un son, il le range selon des critères universels : mécanique, manuel, épure, calcul, erratique, organisé dans tel ou tel but, selon telle ou telle prémisse culturelle…Etc. ces tournures sont souvent repérables plus ou moins consciemment comme modes procéduraux et donnent ainsi sa couleur à la musique réalisée.

Ces procédés considérés il y a cinquante ans comme des effets bizarres non-signifiants ou rangés d’office dans la catégorie science-fiction et qui provoquait instinctivement chez le novice la question "comment c'est fait" sont aujourd'hui compris implicitement par le plus grand nombre comme des signes.

Seule l'esthétique acousmatique cherche à ce qu'on ne reconnaisse pas comment c'est fait, c'en est même une profession de foi, plus ou moins avouée.

Concret étendu à la culture en général

Pour construire et agencer les sons concrets, outre mes mains attachées à contrôler quelques interfaces de repérage, un outil essentiel, l'oreille, plusieurs mémoires auditives, la subjectivité et un peu de savoir faire. Mais c'est l'oreille qui commande tout, qui est à la fois le véhicule et la destination. Je ne suis donc dans l'oralité ou plus exactement dans l' « auralité » (auricule = oreille / oral = bouche). Je ne suis pas non plus exactement dans l'oralité puisque je ne joue pas en direct, je n'improvise pas, je crée une trace, le support. Mais cette construction sur le support si elle est une inscription n'est pas pour autant une écriture, puisque je ne manipule pas un langage symbolique mais le son lui-même. Puisque je ne compose pas à partir d'abstraction, que je ne bâtis pas préalablement une construction par la pensée mais que ma pensée se forme en un va et viens entre le faire et l'entendre.

(À ce propos, l'écriture d'un texte et d'une musique sont deux types d'écritures très différents et il est admirable qu'on les appelle toutes deux de l'écriture. Celle du texte veut bâtir un sens à partir de concepts, celle de la musique, ordonne des collections de codes et se rapproche d'avantage, sans vouloir offenser personne, de la recette de cuisine, d'un jeu de construction, d'une démonstration mathématique ou du plan d'architecte que de la poésie.)

Donc en composant de la musique concrète, je n'écris pas, je ne parle pas, mais j'agence des objets sonores pour plaire à mon oreille : outil, acteur, témoins et cobaye. Je me trouve donc dans une nouvelle voie, ni écrite ni orale ni iconographique mais empruntant à chacune de ces traditions ou de ces formes de cultures une partie de ces propriétés pour créer une nouvelle nature et une nouvelle culture concrète. Autrement dit, il existe dans la chose concrète des éléments appartenant à chacun des modes anciens et d'autres qui diffèrent. Rapidement : de l'oral le son et l'oreille, de l'écrit l'agencement des idées sous forme d'objets sur un support, de l'iconographie l'empreinte ou le corps même des objets. Voilà ainsi qualifiée la nouvelle culture hybride concrète.

Cette dimension concrète, mémoire d'un instant capturé, ne s'est pas seulement développée dans la musique, mais existait dès les premières expérience de simulacres comme nous le rappelle ce poème de Charles Cros :

Comme les traits dans les camés,

J'ai voulu que les voix aimées

Soient un bien qu'on garde à jamais

Et puisse répéter le rêve

De l'heure trop brève.

Le temps veut fuir, je le soumets.

Soumettre le temps, capturer le réel, reconstituer à partir de ces bribes capturées un pseudo réel de synthèse, c'est bien l'entreprise des simulacres. La culture du XXe siècle lui est vouée. Le plus souvent au détriment du sens, car s’il est facile d’accumuler des images et des sons significatifs, il est bien plus difficile de les utiliser pour exprimer des idées.

 Les masses média ont multiplié les situations où les objets concrets, images ou sons se sont manifestés. Nous ne sommes plus des pionniers de la musique concrète mais des arrières petits-enfants de la tradition, de la civilisation, de la culture et de la pensée concrète….

Si la musique concrète n'a que 50 ans, l'expression concrète à travers les transformations des simulacres a elle plus d'un siècle. La musique n'en est, faute d'une révolution, qu'une des dernières conquêtes, parce que les dogmes liées à son abstraction, tout particulièrement à la non-figuration y ont sans doute résisté plus longtemps qu'ailleurs. C’est seulement en effet depuis très peu de temps qu’on entend le mot de musique figurative (Luc Ferrari  et Pierre Boeswillwald)

Le projet de Schaeffer et des compositeurs qui nous ont précédés, à peu près jusqu'en 70, était celui d'une nouvelle musique, c’est-à-dire une façon concrète de réaliser, concevoir, entendre et apprécier l'organisation systémique des sons. "Un vin nouveau dans une outre neuve". 50 ans plus tard, l'entreprise de la musique concrète se solde par l'invention de l'art des sons et de la musique électroacoustiques. Réalité bien plus concrète et étendue que le projet de départ utopique et approximatif ; d'une "musique concrète" bâtie sur un système abstrait empirique… Il est naturel que la réalisation d'une intuition de cette ampleur ait des effets inattendus, positifs et négatifs, découvertes inopinées et déceptions…

D'ailleurs, depuis 2000 ans on aurait dû avoir le temps de s'apercevoir que même le vin nouveau profite aussi bien sinon mieux des bouteilles de verre même récupérées ou de vieux fûts de chêne que des outres de peau même neuves ou des bouteilles de plastique.

Le paradoxe manifeste la complexité. Or le concret est paradoxal, il est sans être, réalité fuyante et doctrine  dénuée de vocabulaire. D’ou l’affrontement ridicule des différentes chapelles qui s’étripent au nom de la dénomination de leur musique. Mais au fond, qu'on nome cette musique, cette culture ou cette approche simulacre, virtuel, média ou support, elle n'en demeure pas moins la plus importante révolution culturelle de cette fin de millénaire . La situation est un peu celle de ce proverbe  chinois : Le sage désigne la lune dont il ne connaît pas le nom et le fou regarde le doigt.

Le concret implique, entre autres, la transmission, la confrontation, le métissage. On préserve surtout pour transmettre, la transmission pousse à la rencontre et à l’expression des différences, donc inévitablement à l’échange et à la fusion.

Évolution de la façon d'entendre

Depuis les années 50, cette culture concrète s'est développée à une vitesse croissante et la façon d'entendre en a été considérablement modifiée. Le collant qui choquait, il y a encore 10 ans l'oreille pudique du musicien classique passe comme une lettre à la poste. Idem pour la juxtaposition de sons d'origines hétérogènes, l'effet de répétition obstiné des boucles ou des séquences électroniques, le discours fragmenté par des coupes expéditives, bruits de jonctions, bips et fonctionnalités sonores en tout genre sont devenus pour la plupart des auditeurs des signes habituels au même titre que les changements de plans à la télé. Chaque tentative d'établir des règles, des limites, ou même des habitudes normatives s'est soldé par un échec et ce n'est pas fini. Les formes évoluent et on ne sais pas si elles se fixeront un jour.

Le CD renouveau de l'écoute musicale.

Mais le plus inattendu des bouleversements de la façon d'entendre est à mon avis dû à l'arrivée du CD de la Hi-Fi, la FM…Etc. effet beaucoup de mélomanes aujourd'hui préfèrent écouter un bon CD au son séduisant et d'une interprétation modèle qu'aller au concert. De fait, le concert ne supporte la plupart du temps pas la comparaison, quant au conditions d'écoute et à la qualité sonore, l'expérience des concerts peut être inoubliable, mais elle est souvent médiocre voir désagréable. Ce qui est fâcheux pour les instrumentistes est une chance pour les musiciens électroacoustiques car il s'est créé une habitude d'écouter le nez dans les hauts parleurs, de là à écouter de la musique pour haut-parleur, le pas est de venu assez facile à franchir. D'ailleurs, tout le monde convient que la musique instrumentale sur CD, classique ou non, devient de plus en plus électroacoustique. Si toutefois peu se déplacent pour assister à des concerts électroacoustiques, il n'est plus aujourd'hui nécessaire d'en rajouter une couche sur cette sorte d'écoute ascétique où il n'y a rien à voir…

En ce qui me concerne, je suis heureusement surpris de m'apercevoir que les jeunes (10-20ans) entrent beaucoup plus facilement dans ma musique que je ne l'aurai fait à leurs âges. On dirait qu'ils ont appris à écouter ça au berceau.

Ce n'est donc plus la difficulté d'écouter ce genre de musique qui fait obstacle à sa notoriété ou son succès mais autre chose. Mais quoi ? On répliquera "Trop sérieuse" d'autre "Pas très sérieux". On ne sait plus à quel sein s'avouer ni à quelle mamelle se pendre, se pendre au sérieux s'entend.

C’est plutôt le coté monolithique et finalement fermé du ghetto qu’elle forme qui constitue à mon avis un obstacle majeur. En ce sens, la techno pourrait avoir un effet dévastateur positif sur les musiques électroacoustiques.